Publié le 06/10/2017 - 17:20
Des roses et une photographie d’une victime au Mémorial du 11 septembre de New York, le 10 septembre 2016. PHOTO MOHAMMED ELSHAMY/ANADOLU AGENCY
Auteur d’un essai remarqué, le politologue et ancien reporter de guerre David Rieff plaide pour une culture de l’oubli consécutive aux grandes tragédies. Le journal argentin Clarín l’a interviewé.
Votre ouvrage In Praise of Forgetting [“Éloge de l’oubli”, 2016, non traduit en français] conteste l’idée de George Santayana [philosophe américain d’origine espagnole, 1863-1952] selon laquelle les peuples qui ne se rappellent pas le passé sont condamnés à le répéter. Personnellement, vous sentez-vous plus proche de ceux qui, à la lumière de l’expérience sud-africaine par exemple, estiment qu’il faut continuer à vivre ?
David Rieff : Tout dépend de la situation, du moment, du contexte. De mon point de vue, si l’impératif moral du souvenir cause trop de souffrance pour qu’il vaille d’être respecté, on pourrait même envisager un “impératif éthique de l’oubli”. Le titre [de l’ouvrage] tient plus de la provocation, de l’invitation à la réflexion. Il est faux de dire que le souvenir serait naturel et que l’oubli ne le serait pas. La mémoire collective est une construction, et une construction changeante. Mais je ne dis pas non plus que ceux qui se rappellent le passé sont condamnés.
Difficile pourtant d’établir des échelles de souffrance. Quelles distinctions feriez-vous ?
Mon expérience en Bosnie m’a montré que le prix du souvenir est parfois très élevé : les gens se sont entre-tués pour des événements qui remontaient à quatre ou cinq siècles. En Irlande du Nord, la rancœur a subsisté bien après que la dispute eut perdu tout son sens. Là, comme en Israël-Palestine, l’abus de mémoire “nuit à la santé”, comme disent les paquets de cigarettes. Pour parler des conséquences justement, je dis dans mon livre que, depuis 1945, la Shoah a été instrumentalisée par la politique et justifie presque toutes les décisions de l’État d’Israël à l’égard de ses voisins ou de sa minorité arabe.
Une société n’a-t-elle pas le droit de définir ce qu’elle-même juge nécessaire de se rappeler ?
La mémoire n’est pas l’histoire. Il faut faire la distinction entre le souvenir individuel, le travail de la recherche historico-judiciaire et les opinions tolérées dans une société. En matière de mémoire ou d’oubli, il s’agit toujours d’une décision. Je passe beaucoup de temps en Afrique du Sud et, dans ce pays, ceux qui ont sympathisé avec la dictature jugent que l’oubli est la meilleure solution ; les victimes, évidemment, sont en faveur de la mémoire. Là est l’une des grandes questions du livre : combien sommes-nous prêts à payer pour la mémoire ? Dans certains contextes, je pense que nous devons payer, mais dans d’autres, le prix est trop élevé. J’ai ainsi plus de sympathie pour le postulat de la mémoire au Chili, par exemple, que dans le cas de la Colombie – j’étais favorable au [premier] projet d’accord de paix avec les Farc, plus large, proposé par [le président] Juan Manuel Santos.
Ne pensez-vous pas que la justice soit une voie vers la paix ?
Hegel définit la tragédie comme un conflit possible entre deux bonnes choses. Je suis en désaccord avec les mouvements de défense des droits de l’homme qui assènent : “Il n’y a pas de paix sans justice, la paix sans justice n’est pas la paix.”Dans certains cas, il faut choisir. Dans d’autres, il est parfois possible, peut-être, d’avoir les deux – et la paix et la justice.
Mais en Colombie et au Pays basque, pour prendre deux exemples du monde hispano-américain, je pense que c’est soit l’une, soit l’autre. Au Chili et ici [en Argentine], la démocratie l’a emporté. Ce n’est pas le cas en Colombie. Les mouvements de défense des droits de l’homme vivent dans le fantasme que les sociétés évoluent naturellement vers la vérité et la justice. Je n’y crois pas. Je vois plus les choses comme les Grecs, un fonctionnement en cycles historiques. Et, à voir Trump, Poutine ou Maduro, au-delà de la gauche et de la droite, force est de constater que nous allons vers un cycle moins démocratique.
Comment vos thèses sont-elles accueillies aux États-Unis, où la mémoire du 11 septembre 2001 sert à justifier le maintien du camp de Guantánamo ?
En un sens, les États-Unis sont le pays de l’oubli. Les jeunes disent “That’s history” pour parler de quelque chose qui ne signifie plus rien, ça en dit long. La guerre entre l’islam radical et les États-Unis dure depuis seize ans, et elle ne se terminera pas par la victoire incontestable d’un des deux camps. J’aime comparer la mémoire de Pearl Harbor et notre relation avec le Japon avec la mémoire du 11 Septembre. Des cérémonies commémorent toujours l’attaque de Pearl Harbor, mais elles sont désormais sans affect, les Japonais sont nos meilleurs amis. En revanche, je ne suis pas sûr que dans cent ans quelqu’un pensera encore au 11 septembre 2001 : tout sera oublié.
La mémoire historique facilite la construction du “nous”. Comment des sociétés toujours plus multiethniques peuvent-elles y parvenir sans s’appuyer sur cette mémoire ?
C’est incontestablement plus facile en Amérique. Les nations d’immigration comme le Canada ou l’Australie possèdent le contexte nécessaire à l’intégration. Je ne dis pas que c’est facile – d’ailleurs, je crois que Trump doit en partie sa victoire au fait que de nombreux Blancs refusent de récrire l’histoire des États-Unis pour inclure les immigrés récents. Mais c’est plus simple. En Europe, les grandes traditions culturelles ne seront plus facteur d’unité. L’Europe traverse une crise existentielle et s’apprête à rencontrer de grandes difficultés pour parler du passé. Ces sociétés vont devoir reconstruire leurs grands mythes en parlant aussi du présent et de l’avenir, je ne vois pas d’autre solution. Mais enfin, je dois dire que je suis meilleur analyste que “solutionniste”.
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