Lourdeurs et misères des courtisanes
La Belle Otero (1868-1965) a écrit dans ses mémoires: "Quelquefois les démons prennent des apparences d'anges..." (©Abecasis/SIPA)
Les oubliés de la semaine sont des oubliées: les horizontales de la Belle Epoque. L'incollable Alexandre Loeber a épluché leurs Mémoires et journaux intimes, où l'on croise toutes sortes de personnalités dans d'étranges positions.
Les reines du Paris 1900 ont dilapidé la vie comme l'argent (des autres). On ne rappellera pas qu'elles ont tutoyé des souverains, détruit des réputations et poussé des hommes au suicide, tout en s'amusant follement, du moins en apparence.
Nombre d'écrivains ont eux aussi succombé – en lettres – à leur charme vénéneux: Balzac le précurseur, Zola avec «Nana», Proust et ses demi-mondaines, d'innombrables exégètes, romanciers et biographes. On sait moins que certaines d'entre elles ont pris la plume pour nous léguer un témoignage de leur vie agitée. Si le lit de Valtesse de la Bigne trône toujours au musée des Arts Décoratifs, les livres des «horizontales» méritent-ils de sortir des étagères?
La Castiglione ouvre la voie avec un journal intime, cité par Alain Decaux dans sa biographie éponyme (Club de la Femme, 1965). N'étant pas destiné à la publication et rédigé dans un français parfois approximatif, le manuscrit de l'espionne et maîtresse de Napoléon III ne présente aucun intérêt littéraire mais nous renseigne sur la fréquence de ses rapports grâce à son alphabet codé: «b (barré) lorsqu'on l'a embrassée, f (barré) lorsqu'elle s'est donnée complètement et bx lorsqu'on s'est livré sur elle à des caresses» (p.52). Autant dire que «la plus jolie femme d'Europe» en 1850 ne compte plus les b et que ses f sont toujours de haute noblesse.
À cheval, si l'on ose dire, sur le Second Empire et le début de la Troisième République, Cora Pearl publie ses «Mémoires» (Jules Lévy, 1886) peu avant sa mort et avoue sans détour: «J'attends la publication de ce volume pour avoir quelques billets de banque» (p.2). On ne se refait pas. Déçu par l'absence de révélations croustillantes, un critique de «Lyon s’amuse» (sic) résume le 18 juillet 1886:
On croyait acheter du scandale au volume, et rien !... quelques lettres publiées sous le couvert du pseudonyme, billets doux insignifiants à formule épuisée, voilà tout.»
Cependant, pour peu que l'on décrypte l'identité de ses protecteurs (Moray pour Morny, Lassema pour Massena, etc.) et qu'on lui pardonne la manie vulgaire d'indiquer le prix du moindre bijou, la belle rousse nous récompense de quelques traits d'esprit qui font mouche:
J'ignorais jusqu'aux noms du plus grand nombre de mes convives; et c'étaient ces appétits anonymes qui me procuraient une satisfaction bien chère» (souvenir de ses réceptions fastueuses à Vichy, p.74); des masses de femmes (…) finissaient par croire à l'amant de cœur, par leur seul désir d'y croire, confondant le masque avec le visage, le singe avec l'homme, Clichy-la-Garenne avec une forêt vierge du nouveau monde» (p.300).
On découvre aussi l'étroitesse des logements parisiens (déjà !), que se partagent avec philosophie épouses et maîtresses:
Je dînais immédiatement après elle, dans la même salle, et servie par le même maître d'hôtel. Tout en prenant mon repas, j'entendais dans le salon voisin causer la duchesse et jouer les enfants. Cela m'a toujours gênée et impressionnée» (p.129).
On le serait à moins.
Cora Pearl, de l'hôtel particulier de l'avenue Kléber à la "misère" d'un premier étage rue de Bassano (tout de même 10.000€ le m² aujourd'hui). [copyright: Alexandre Loeber]
Les «Souvenirs et Vie intime» de la Belle Otero (1926, rééd. Sauret 1993), interminable mélo consacré pour moitié à ses malheurs d'enfance (d'ailleurs en partie imaginaires), dévoilent aussi les vices qui causeront sa perte, notamment la passion du jeu. Outre les casinos, la danseuse andalouse semble d'ailleurs avoir fréquenté tous les lieux de perdition, d'un «bal spécial où ces ‘‘messieurs’’ étaient déguisés en Valentine de Bruges, en Diane de Chandel, en Belle Otero, etc.» (p.254) aux «bas-fonds du Caire» dont les «fenêtres de chaque étage» n'ont rien à envier aux vitrines de l'actuel Rote Viertel d'Amsterdam (p.300).
Assez discrète sur ses amants, la plus célèbre des courtisanes use d'un stratagème téléphoné pour avouer l'inavouable: c'est l'apocryphe «Journal de Betty, femme de chambre» qui nous révèle ses exploits les plus éclatants. Comme à Monte-Carlo où, lassée des «salamalecs» du personnel stylé de l'hôtel de Paris, elle lance à la «valetaille» ébahie: «Mais fichez-moi la paix avec vos barons et comtesses. Je ne suis pas une comtesse, moi, je suis la cabotine qu'on paye !»(p.174).
De fait, certains dialogues d'Otero auraient pu inspirer Audiard:
– Berguen, le petit vieux si riche et si laid?
– C'est un petit vieux bien propre.
– Amène-le si tu veux... Mais tu peux le prévenir. S'il veut souper avec moi, c'est dix mille balles !» (p.266).
La figure de la demi-mondaine raffinée, amie des arts et d'Aristide Briand, en prend un coup.
Les «Cahiers bleus» de Liane de Pougy (Plon, 1977)mêlent souvenirs de la Belle Époque et chroniques d'entre-deux-guerres. En voie de rédemption, l'ex-étoile des Folies Bergère devenue princesse Ghika nous agace parfois par ses affectations de bourgeoise bien rangée et la foi naissante qu'elle s'efforce tant bien que mal de mettre en pratique. Varié et bien écrit, son journal comporte peu de secrets d'alcôve ou d'anecdotes salaces, mais une peinture douce-amère de noceurs sublimes égarés dans les Années Folles:
Georges a fait un mot drôlichon sur Raspoutine: Crasse noyée sous l'eau – Krasnoïe-Selo» (p.78); De vrais pauvres? Il n'y en a plus ! Les blanchisseuses portent des bas de soie; ma bouchère s'est acheté une automobile.» (p.91); [son ami Max Jacob est] envieux, jaloux, tapette, faux, complaisant pour les basses besognes, potinier, gaffeur. (...) Il est sale, désordre, sans hygiène, bavard, pontifiant, gourmand, flatteur ou impudent...» (p.194).
On croise les vieilles gloires qui s'habillent chez Poiret et essaient les premiers liftings en Amérique, Louise Balthy ou Colette «boursouflée de graisse, gonflée de rancune, d'envie, d'ambition» (p.109), mais aussi les jeunes Poulenc, Georges Auric ou Radiguet.
Un des moments les plus saisissants du livre: Cocteau défoncé à l'opium dans un bordel pour hommes de Toulon, «couché par terre sur une descente de lit dégoûtante», tandis que Reynaldo Hahn drague les voyous et les «petits marins»dans les rues louches (p.256). C'est que la princesse fréquente tout ce que le demi-monde compte d'«invertis» et ne dédaigne pas elle-même aller dans l'île pour se consoler des hommes:
Et ce fut comme un joli rêve. Nathalie [Barney] à droite, me câlinant, m'embrassant, Mimy [Franchetti] à gauche, ses lèvres sur mes lèvres, Pola jouant pour nous dans la pièce à côté...» (p.232).
La courtisane-écrivain avait déjà exposé ses préférences, du temps de sa splendeur, dans des romans «à clef» vaguement érotisants, dont les fameux «Yvées» (1906-08) et «Idylle saphique» (1901, rééd. Edition des femmes 1987). Où l'on puise, en même temps que certains fantasmes, le manifeste de toute une génération:
Une courtisane ne doit jamais pleurer, ne doit jamais souffrir. (…) Elle doit étouffer toute espèce de sentimentalité et jouer une comédie héroïque et continue, afin de consacrer sa vie, sa jeunesse surtout, aux rires, aux joies, à toutes les jouissances !» (p.15).
Comme elle, justifiant l'analyse postérieure des féministes, Cora Pearl avait déjà tout résumé dans cette formule: «Mon indépendance fut toute ma fortune.»
Excluons enfin de cette recension le «Ballet de ma vie» (1955, rééd. Pierre Horay 1985) de Cléo de Mérode, fausse courtisane mais vraie sainte-nitouche qui se contente d'égrener mièvrement ses succès artistiques sur 300 pages, heureusement égayées par les portraits de Reutlinger. Son aventure avec Léopold II? Racontars. Les promenades au Bois? En chaste compagnie de son fiancé, certainement pas au milieu des cocottes et des «beautés à la mode qui se faisaient admirer (…) dans de somptueuses victorias, vernies comme des meubles de luxe» (p.194).
Avare de confidences et soucieuse de justifier sa probité morale, l'authentique baronne refuse, sur scène comme dans ses souvenirs, d’«apparaître dans le costume de la Vérité» (p.144). Tant pis pour nous.
Que sont-elles devenues?
Le standing de Cora Pearl ne se remettra jamais d'un exil «politique» dans son pays natal (où elle rencontrera tout de même le Premier Ministre Gladstone) et, ironique retour du sort, se fera voler par des hommes. Traquée par les huissiers, elle finira seule à 44 ans dans un petit appartement de la rue de Bassano, torturée par un cancer de l'estomac.
Impitoyable, la presse décrit complaisamment le cadavre de «la grande pécheresse» («Le Scapin») et note dans un jeu de mots cruel que «cette pauvre Cruch [son vrai patronyme] aura sur son cercueil assez de fleurs pour justifier une fois de plus l'exclamation de Calchas» («L'Écho de Paris»). Un charitable inconnu règlera 50 francs pour une concession de cinq ans aux Batignolles.
Le destin de Caroline Otero sera une longue suite de déboires. Ruinée par des dépenses somptuaires et par le tapis vert, elle fuira la capitale et subsistera grâce à une pension de la Société des Bains de Mer de Monaco, en mémoire des sommes folles dépensées autrefois par les riches clients qu'elle y amena.
Devenue la vieille Otero, elle tire la langue aux reporters qui se souviennent encore d'elle. Après qu'un film retraçant sa vie lui apporte quelques subsides dans les années cinquante, elle trouvera la mort à 96 ans dans un meublé du quartier de la gare à Nice.
La Belle Otero, de la plaine Monceau à une chambre meublée du "Novelty" à Nice (aujourd'hui résidence privée). [copyright: Alexandre Loeber]
Liane de Pougy rejoindra le ciel en 1950, tertiaire dominicaine. Délaissée un temps par son mari, elle l'avait repris vieilli, syphilitique et obsédé. D'enterrements en résignations, malgré le secours de la religion, son monde s'étiolera jusqu'à «l'irrémédiable déchéance, le crépuscule désespéré dans le souvenir de sa beauté évanouie.»
Alexandre Loeber
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