Histoire@Politique
2017/1 (n° 31)
Peut-on encore écrire une histoire nationale à l’heure de la mondialisation ? À l’évidence oui, et c’est sans doute devenu une urgente obligation politique. Mais la manière de raconter cette histoire ne peut plus être identique à ce que nous faisions auparavant. Les historiennes et les historiens ne sont pas là pour reproduire les récits du passé, comme si aucune recherche ni réflexion méthodologique n’avait eu lieu depuis un siècle. Leur métier est d’écrire l’histoire, donc de la réécrire, et non de la réciter. L’Histoire mondiale de la France (dirigée par Patrick Boucheron et coordonnée par Florian Mazel, Yann Potin, Pierre Singaravélou et Nicolas Delalande) qui vient d’être publiée aux éditions du Seuil et réunit 122 auteurs est une première tentative de réponse — dans le contexte français — à cette interrogation. Une façon pour ce collectif d’historiennes et d’historiens de se ressaisir de ce débat à travers la recherche d’une mise en récit plurivoque, diverse et dépaysante, de l’histoire de France. Car si le genre « Histoire de France » a pu être investi récemment par quelques publicistes sans scrupule, c’est aussi parce qu’il avait été relativement délaissé par l’histoire savante, ou à tout le moins délégitimé comme enjeu épistémologique de l’écriture de l’histoire[1][1] Le succès public et critique de l’Histoire de France.... Ce geste éditorial est à la fois un mode d’intervention des historiens dans l’espace public, une modeste contribution aux débats sur l’écriture de l’histoire mondiale ou transnationale des nations, et une tentative d’illustration de l’apport de l’histoire à la vie intellectuelle. Il s’agit donc à la fois de faire œuvre publique, scientifique, et de réfléchir aux liens entre les historiens et leur public. En ce sens, elle est une défense et illustration d’une histoire considérée comme discours engagé et savant. La forme collective même du livre, rassemblant différents textes de spécialistes organisés par dates, peut être considérée à la fois comme un gage de scientificité (parce qu’il est savant, ce discours se doit d’être porté par des historiennes et des historiens légitimes dans l’administration de la preuve) et d’accessibilité (parce qu’il est engagé, ce discours défend l’intelligence collective comme valeur).
Histoire populaire et histoire savante : un divorce consommé ?
La décennie passée a été marquée par une longue série de polémiques sur l’histoire de France, constamment instrumentalisée dans le débat public et lors des campagnes électorales, — et ce sera encore très probablement le cas lors des premiers mois de l’année 2017. Les épisodes qui ont rythmé ces polémiques sont trop connus pour que l’on y revienne en détail. De l’instauration d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale en 2007 au projet avorté de création d’un Musée de l’histoire de France, des polémiques sur les programmes scolaires dans la réforme du collège aux propos tenus par François Fillon lors de la campagne électorale en cours, les défenseurs autoproclamés de l’histoire de France n’ont cessé de faire comme si les historiens avaient abandonné leur objet d’études, contribué au délitement social et accéléré la dissolution de la fierté nationale. Dans un contexte d’incertitude et de tensions politiques, l’histoire et les programmes scolaires sont mis au banc des accusés. En s’ouvrant au vaste monde, à de nouvelles thématiques et de nouveaux espaces, aussi bien la recherche que les programmes scolaires auraient sacrifié la nation sur l’autel de l’histoire-monde, précipitant la crise identitaire et le déclin de la France.
Ces critiques, maintes fois répétées, reprennent l’antienne des attaques portées depuis les années 1970, autant par ignorance que par malveillance, contre l’école des Annales, accusée d’avoir troqué les structures contre les acteurs, le monde contre la nation, l’analyse contre le récit. La réponse, dès lors, paraît simple : seul un retour au « roman national », tel qu’enseigné à la fin du XIXe siècle ou « réenchanté » par quelques historiens audacieux, permettrait de restaurer le sens de la nation, de défendre le projet assimilationniste et de réduire au silence les communautarismes. Il s’agirait de faire comme si l’histoire n’était pas une science humaine, comme si elle ne s’était pas enrichie et complexifiée au fil du temps, dans le dialogue avec les autres sciences sociales, à travers une meilleure connaissance des historiographies étrangères et la prise en compte d’autres espaces et d’autres temporalités. Là encore, il n’est sans doute guère utile de s’étendre plus avant sur l’inanité d’une vision qui consisterait à répliquer sans fin le « roman national » de la fin du XIXe siècle, qui avait certes sa légitimité et son utilité, mais ne correspond plus à l’état de la recherche et aux attentes de la population française.
Inversement, dans la communauté académique, des appels forts et puissants ont été lancés depuis vingt ans pour dénationaliser l’histoire, l’ouvrir à d’autres échelles et mieux comprendre la nature construite, et fragile, des États-nations. La vogue de l’histoire mondiale, mettant l’accent sur des acteurs et des thèmes d’ampleur globale (migrations, environnement, santé publique, finance internationale, etc.), s’est parfois accompagnée d’une critique radicale des États-nations, qui ne sont, il est vrai, que des acteurs historiques récents, affirmés et consolidés à la fin du XIXe siècle. On vit aussi émerger, quoique plus modestement, une critique du « nationalisme méthodologique » et de ses œillères. Des historiens comme Jane Burbank et Frederick Cooper ont ainsi réévalué le rôle des empires et invité à écrire une histoire non téléologique, en soulignant l’aspect contingent et non inéluctable de l’avènement des États-nations contemporains [2][2] Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires, Paris, Payot,.... Cette perspective rencontrait sur ce point le programme d’ensemble qui consiste à défaire les fatalités téléologiques du devenir historique, faisant droit aux futurs non advenus. S’agit-il pour autant de nier l’importance des réalités nationales ? Nullement. Dans un article de 2014, Kenneth Pomeranz soulignait ainsi que la recherche d’histoires dans un monde « moins national » ne signifiait pas un abandon de la réflexion sur le national, mais sa remise en perspective dans des cadres à la fois plus réduits et plus larges, une réflexion sur sa construction et les multiples connexions qui le traversent [3][3] Kenneth Pomeranz, « Histories for a Less National Age »,.... Thomas Bender, l’un des pionniers de la réflexion sur la transnationalisation de l’histoire étatsunienne, le soulignait aussi fortement dans l’ouvrage collectif – et fondateur – de 2002 : il ne s’agissait pas, selon lui, de plaider en faveur d’une « histoire postnationale », mais de mieux comprendre ce que les nations doivent à des processus qui les dépassent, d’être en mesure de les comparer, et surtout de nuancer leur exceptionnalité, en tout cas d’aller au-delà des discours d’autocélébration [4][4] Thomas Bender, « Introduction », dans Thomas Bender.... L’approche mondiale, globale ou transnationale des nations n’est donc pas d’abord un geste idéologique ou une concession à l’air du temps : c’est une nécessité intellectuelle et une exigence scientifique dont on n’attend rien d’autre que des gains de connaissance. On ne peut pas faire comme si chaque nation était née séparément des autres. Des processus simultanés, dans le choix des lieux de mémoire, des symboliques nationales ou de la mobilisation des populations montrent bien qu’il s’agit d’un processus global [5][5] De là l’essor de l’étude des lieux de mémoire en France,....
Comment les historiens peuvent-ils, dès lors, se situer dans ce débat, entre d’un côté les accusations d’être les fossoyeurs de la nation, et de l’autre les nombreux appels à dépasser le « nationalisme méthodologique » ? Une première option, dangereuse, serait d’assumer la déconnexion croissante entre l’histoire populaire et l’histoire savante. Ce serait prendre le risque énorme de consentir du même coup à une spécialisation accrue, une perte d’audience et une incapacité à informer l’espace public. Comme l’indiquait l’historien du temps présent Pieter Lagrou dans un article décapant de 2013, « apparaîtrait le risque d’une séparation radicale entre des historiens “globalisés” aux analyses innovantes et pertinentes pour leurs pairs mais ignorés d’un plus large public, et des historiens bouffons continuant d’abreuver éditeurs et publics nationaux avides de scoops, de tabous brisés et de projets historiographiques dont la date de péremption est dépassée depuis des décennies [6][6] Pieter Lagrou, « De l’histoire du temps présent à l’histoire... ».
La deuxième attitude, souvent adoptée, est celle de la riposte ou de la vigilance, qui fait des historiens les gardiens des usages publics de l’histoire, les professionnels scrupuleux de la déconstruction des mythes. La fonction est sans doute nécessaire, pour rappeler des évidences, veiller aux déformations et décrypter les stratégies politiques. Comme le soulignait Suzanne Citron, « l’absence, en France, de l’idée que l’histoire a une “histoire” est flagrante [7][7] Suzanne Citron, Le mythe national. L’histoire de France... ». Rappeler cette évidence est toujours une nécessité et ce d’autant plus qu’elle rencontre aujourd’hui des adversaires déterminés. Mais, aussi nécessaire soit-elle, cette riposte politique court le risque de rester prisonnière des termes fixés par les polémistes et les publicistes. On ne doit pas plus en surestimer l’efficacité que celle du journalisme de décodage ou de désintoxication sur la progression des idéologies de la « post-vérité ».
L’ouvrage que nous publions propose une troisième voie : assumer pleinement et de manière autonome notre démarche, sans chercher à répondre ou à riposter, mais en exposant la richesse et le dynamisme de la recherche en cours, en démontrant par la preuve et en actes que l’histoire de la France n’a rien à perdre à se confronter avec l’histoire mondiale, mais qu’elle y gagne en profondeur, en intelligibilité et en créativité. Il s’agit surtout de ne pas se situer dans les termes d’un débat imposé et de ses instrumentalisations. Nous ne prétendons pas faire ou défaire les nations, créer de nouvelles appartenances, de nouveaux dégoûts ou de nouvelles fiertés. Les auteurs ici réunis l’ont été en raison de leur objet d’étude et de leur démarche, pas de leur brevet de patriotisme ou d’antipatriotisme. Nous faisons notre métier de chercheur, qui est de comprendre comment s’organisent les sociétés humaines, comment elles se situent dans l’espace et dans le temps, comment elles changent à travers le temps. Rien d’autre que la définition de l’histoire, qui ne peut être réduite à un conte moral ou à un récit d’origine. Et, dans cette perspective, la nation est un cadre d’identification majeur, mais qui ne peut se comprendre sans les autres.
Une histoire mondiale de la nation : choix et biais
Cette entreprise, menée rapidement et dans un sentiment d’urgence, est, il faut le souligner, tardive par rapport à d’autres pays et n’a, en ce sens, rien d’exceptionnel. Cela fait plus de vingt ans maintenant qu’aux États-Unis et en Allemagne notamment, le transnational est venu complexifier l’histoire nationale. L’histoire transnationale des nations y est devenue tout à fait courante et banale, du moins dans la sphère académique. D’autres pays s’y sont mis : on peut évoquer par exemple l’histoire du Risorgimento italien et son espace méditerranéen, l’histoire du Japon, qui construit son identité nationale à la fin du XIXe siècle dans une extraversion assumée, ou bien encore l’histoire de jeunes nations sans cesse traversées par des influences et des courants internationaux comme l’Ukraine [8][8] Parmi de nombreuses références, on peut citer Thomas.... Mais, en France, cette voie de renouvellement de l’histoire reste encore largement à écrire. Les recherches existent pourtant, portées par des groupes de recherche qui mènent d’ambitieux projets [9][9] Voir notamment les réflexions rassemblées dans Jean-Paul.... Des historiens anglo-saxons ont publié d’importants ouvrages, notamment sur la globalisation de la Révolution française ou l’histoire méditerranéenne de la France au XIXe siècle [10][10] Suzanne Desan, Lynn Hunt, William Max Nelson (dir.),.... Mais il n’en existe pas encore de traduction éditoriale accessible à un large public. Plutôt que de le déplorer, il s’agissait aussi d’en comprendre les raisons, qui relèvent certainement d’une réticence historique à se défaire d’une conception ancienne de la grandeur, gagée sur la capacité d’un pays à ignorer ceux qui l’entourent.
Comment se situe, dès lors, cette Histoire mondiale de la France par rapport à la production existante ? L’ouvrage offre un premier état des lieux, très incomplet et imparfait, mais qui aspire à susciter des vocations et à montrer tout ce qu’il est encore possible et urgent de faire. Il vaut comme encouragement d’une histoire à venir : celle d’un territoire qui ne se laisse que tardivement circonscrire au crible national, qui s’inscrit dans un monde déjà bien balisé, mais opère des choix qui le singularisent, sans qu’il faille nécessairement toujours y déceler une quelconque spécificité nationale.
Le premier choix fut celui de la chronique et de la longue durée. Si cette histoire de France peut-être dite mondiale, c’est d’abord parce qu’elle commence le plus tôt possible, à un moment (la préhistoire) où le problème de la catégorie nationale ne se pose pas. Non pour retrouver des origines ou postuler l’éternité de la nation France, mais pour mieux comprendre comment l’espace s’est transformé, peuplé, modelé, et comment l’imaginaire national a peu à peu investi un passé qui, à l’évidence, ne peut être compris seulement en termes nationaux. D’où le choix de remonter très loin pour précisément neutraliser la question des origines et réfléchir à l’histoire longue et non nationale de l’espace français, de la grotte de Chauvet aux chasseurs-cueilleurs des derniers millénaires avant notre ère. Il y a là toute une série de départs et de faux départs, qui font moins rupture qu’ils ne s’inscrivent dans une histoire longue qui ne prendra sens qu’après-coup — et, en ce sens, l’histoire de la préhistoire est indissociable du développement de la science préhistorique au cours du XIXesiècle. Cette histoire longue, possible parce que l’ouvrage assume une forme non linéaire et éclatée, se distingue sans doute des récits dont on dispose pour d’autres pays. Elle invite aussi à tenir compte des jeux d’aller-retour, des constructions mémorielles et savantes, par exemple autour de la bataille d’Alésia, qui renvoie à la mythologie de la défaite civilisatrice dont Napoléon III fit grand usage cinq années seulement avant la capitulation de Sedan, ou du sacre de Hugues Capet en 987 dont la commémoration, en 1987, par les cérémonies du « millénaire capétien » manifestait une première appropriation du thème de l’identité nationale par l’idéologie de droite. À la question « de quand date la nation française ? », on se contente donc ici d’une réponse simple — celle qu’esquissait déjà Fernand Braudel dans L’Identité de la France, dont on ne doit jamais oublier de dire qu’il fut un livre inachevé et posthume : tard, aux XVIIIe-XIXe siècles tout au plus, même si on voit apparaître très tôt un royaume de France, qui est d’abord une construction politique et un territoire, avant d’être une réalité vécue pour la majeure partie des populations qui y vivent. L’histoire des appartenances montre en effet que l’identification nationale ne s’impose qu’au XIXe siècle [11][11] Voir sur ce point les nombreux travaux publiés dans..., à travers des dispositifs, des discours ou des politiques publiques dont les historiennes et les historiens se font les analystes minutieux.
Le deuxième choix consiste à faire jouer les échelles et à varier les focales, ce qui constitue à la fois l’un des points communs à toute entreprise d’histoire mondiale ou transnationale des nations, et l’un des savoir-faire de base des historiens depuis l’importation des débats sur la microhistoire dans les années 1980. Jouer à la fois du local, du régional, du national et du global revient au fond à faire son métier d’historien. Une histoire mondiale n’implique pas de partir au loin ou de se réfugier dans l’abstraction ; elle peut au contraire s’incarner dans des figures particulières, des objets, des lieux et des traces parfaitement localisés. D’où les inscriptions de l’espace français dans des mondes plus larges, le monde du Proche-Orient au néolithique, le monde gréco-romain ensuite, la Méditerranée, l’Atlantique et l’Asie, mais aussi des espaces célestes (après 1960, la conquête de l’espace), ou bien encore le monde des utopies. Ni la « France » ni le « monde » ne sont figés, l’un et l’autre ne prenant sens que l’un par rapport à l’autre, l’un dans l’autre pourrait-on dire — et jamais à la même échelle puisqu’à chaque moment historique, le monde de la France n’est jamais tout le monde, ou toujours le même monde. Les frontières hexagonales n’ont jamais érigé de barrières infranchissables entre le dehors et le dedans. Elles ménagent au contraire le flux des circulations d’hommes, de biens, d’idées, de symboles dans de multiples sens. La nation, en tant que telle, déborde toujours les frontières qu’elle se donne, cherche à se projeter dans un ailleurs et à irradier. De là bien entendu l’insistance sur la dimension impériale de l’histoire nationale, à la fois dans ses projections et dans ses répercussions internes, et ce dès le XVIe siècle. En voulant réconcilier les deux approches, on cherche à éviter cette dichotomie si coûteuse et réductrice entre l’histoire métropolitaine et l’histoire impériale, comme si l’une et l’autre étaient deux phénomènes disjoints. Il y a vingt-cinq ans, l’historienne Linda Colley avait déjà entrepris une telle démarche dans sa réflexion sur la formation de l’identité nationale britannique [12][12] Linda Colley, Britons. Forging the Nation, 1707-1837,.... Il s’agit aussi de défendre la nécessité de voir l’histoire de France d’ailleurs, d’Amérique latine ou du Chili lors de cet « autre 11 septembre » qui fut celui, en 1973, du coup d’État de Pinochet, de Grèce dans les années 1820, d’Afrique subsaharienne dans les années 1960-1970. Voir la France telle qu’elle est perçue par les autres est aussi une manière de dépayser les évidences. La « mondialisation à la française » à partir de 1860, telle que l’on en propose l’analyse, fut-elle perçue comme une civilisation par la science et les arts ou une domination par le commerce et la conquête ? Intégrer le point de vue de « l’autre » n’implique pas forcément de s’élancer à l’autre bout du monde. Il suffit déjà, et plus modestement, de s’interroger sur la manière dont, de l’autre côté des Pyrénées, des Alpes ou du Rhin, l’épopée napoléonienne a été vécue, souhaitée parfois, combattue souvent, par les autres peuples européens. C’est là sans doute le point de départ minimal d’une réflexion sur l’écriture d’une histoire proprement européenne de l’Europe.
Le troisième choix est celui des thématiques. Une certaine prédominance du politique et du culturel, que l’on retrouve souvent dans ce type d’approches et d’ouvrages [13][13] Voir par exemple l’analyse proposée au sujet du Palgrave..., est inévitablement aggravée par le choix d’exposition par dates. D’où la nécessité d’éclairer les attributs du rayonnement international, par la diplomatie, les arts, les idées. Des biais, irréductibles, demeurent pourtant. Les villes et les centres de pouvoir sont davantage présents que les campagnes, les littoraux que les montagnes. Les jeux d’influence croisée entre élites sont plus faciles à suivre, même si l’ouvrage s’intéresse aussi à toutes les figures de migrants, à la transformation de la condition paysanne par l’insertion dans l’économie européenne (en particulier à partir des années 1950-1960), à la modification des paysages. On sait aussi que l’histoire des circulations et des connexions peut avoir pour risque de dépeindre un monde fluide et sans conflit, apaisé et raisonnable. Tel n’est pas le portrait qui se dégage du livre, puisque l’on y voit bien les frontières se figer, les conflits armés s’intensifier, les pacifismes s’exprimer et s’affaisser. Mais, là encore, racisme et antisémitisme s’inscrivent eux aussi dans des courants internationaux, comme l’illustre l’affaire Dreyfus et l’antisémitisme européen à la fin du XIXe siècle. Écrire une histoire mondiale n’implique pas de survaloriser ce qui est mobile par rapport à ce qui est immobile, bien au contraire. Le destin croisé de deux figures intellectuelles présentées dans le livre est à cet égard instructif. Rachi, le grand commentateur du Talmud mort en 1105, n’a presque jamais quitté Troyes, et n’appartient pourtant pas à la mémoire nationale : on lui fait malgré tout une place dans cette histoire de la France mondiale parce qu’écrivant en hébreu (mais y intégrant des mots de ce qu’il appelle « notre langue », le français), il peut être pleinement considéré comme un écrivain français. De l’autre côté, René Descartes, philosophe nomade, balloté de pays en pays et mort en Suède, a passé l’essentiel de sa vie hors de France, et finit pourtant comme l’incarnation de la « raison française ».
Que peut-on en apprendre ? L’objectif est à la fois de banaliser l’expérience de la construction nationale, pour comprendre ce qu’elle possède en partage avec d’autres cas nationaux, mais aussi de voir en quoi elle a, selon les époques, contribué à façonner la mondialisation et affirmé sa prétention à incarner une figure de l’universel. Le gain de connaissance est double : dépayser l’évidence et domestiquer l’étrangeté. Ce mouvement invite notamment à abandonner l’idée d’une antériorité de la nation sur la mondialisation. À chaque étape, l’affermissement du pouvoir politique et la construction de l’État-nation se sont faits en lien avec un projet d’expansion, en particulier à l’époque moderne avec la tentation impériale et la rivalité avec l’Espagne, et à l’époque contemporaine puisque la nationalisation de la société est contemporaine de la conquête coloniale.
Réconcilier récit et érudition
On l’aura compris, l’objectif de cette Histoire mondiale de la France est à la fois modeste et ambitieux. Modeste car il ne s’agit aucunement d’un manifeste, d’un programme d’école ou d’un contre-projet. C’est d’abord une œuvre collective, mue par un sentiment d’urgence, et la volonté de réconcilier érudition savante et récits entraînants. Ambitieuse, néanmoins, car nous avons bien conscience qu’il s’agit aussi de défendre l’acuité du regard historique, d’exposer ce à quoi peut nous servir l’histoire dans le présent. Il ne s’agit ni de fantasmer la nation, ni de la vilipender. Mais plus simplement de mieux la comprendre, de l’analyser dans ses multiples connexions et ramifications. Nulle nouveauté sans doute, car ces idées sont présentes depuis bien longtemps — elles n’en restent pas moins à défendre dans l’espace public, en tentant de les rendre sinon aussi attrayantes que les simplifications mensongères, du moins accessibles à un lectorat de bonne volonté.
L’approche mondiale qui figure dans le titre pourrait d’ailleurs tendre à devenir superflue. Le mondial, le global, le transnational, quel que soit le nom qu’on lui donne, est moins affaire de contenu que de regard, de posture que de perspective. C’est tout simplement ainsi qu’aujourd’hui les historiennes et les historiens réfléchissent à la nation et à ses interactions avec le monde. Comme l’affirmait récemment Kiran Patel, le terme « transnational » devient dans la recherche si évident qu’il pourrait devenir implicite [14][14] Klaus Kiran Patel, « An Emperor Without Clothes ? The.... De même, on ne peut que souhaiter que l’histoire de France ne puisse plus s’écrire sans l’histoire du monde.
Cela fait-il un nouveau récit ? Non, certainement, pas encore du moins. Mais l’homogénéité des sociétés passées est un paradis perdu, un fantasme qu’il est sans doute vain de vouloir reconquérir. Pour Thomas Bender, transnationaliser l’histoire nationale revient aussi à retrouver la plénitude des récits qui n’y trouvent pas leur place. Il ne s’agit pas de substituer, de rivaliser, d’amputer. Mais bien de compléter et d’enrichir, de redynamiser. Affirmer aussi la dimension collective du travail historique, son profond renouvellement et la capacité à écrire simplement et à réfléchir aux enjeux contemporains est en soi, on l’a dit, une forme d’engagement. Elle entraîne une autre affirmation, celle de la dimension vivante, dynamique et créatrice de l’histoire, qui demeure une ressource pour la critique, la réflexion et l’engagement politique. Il s’agit d’évidence ici d’un enjeu crucial pour l’enseignement, si l’on veut travailler à ce que la discipline historique demeure un art d’émancipation qui s’adresse aux intelligences singulières, une façon d’ouvrir le regard, d’inviter aux comparaisons, à la saisie des connexions lointaines, plutôt qu’à la myopie ou au provincialisme. Histoire, jeux d’échelles, emboîtement des temporalités, reconstructions et usages du passé [15][15] À ce sujet, voir Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou,... : le savoir-faire des historiens, qu’il s’agit d’adresser au public large et de rendre disponible pour l’enseignement, peut bien se donner l’histoire de France comme objet et comme ambition. Sinon, ce serait admettre que l’histoire n’est qu’un récit d’édification, une morale politique, et mieux vaut alors la faire écrire par des idéologues.
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